Yves Laliberté, Auteur

LE CONTRAT DE LA BOMBE SILENCIEUSE

Les aventures du tueur à gages Mister Nobody

9 juillet – attaque terroriste moins quatre jours

Une montagne de la vallée de la rivière du Lièvre au Québec

--   Est-ce que je la tue froidement, comme ça?  Je l’ai aimée, cette femme…  je l’aime peut-être encore… Mais un contrat, c’est un contrat, et il me faut les kopecks (argent russe).  Qu’est-ce que je fais?  Qu’est-ce que j’attends, bloody hell?

    Mister Nobody, militaire raté, recyclé en tueur à gages, surveillait un couple à l’aide de binoculaires ni trop lourdes ni trop légères, idéales pour les jobs de terrain.

--   N’importe quel professionnel serait aux anges à ma place… refroidir deux inoffensifs touristes dans un chalet de montagne, deux touristes en train de faire l’amour, nus, devant les baies vitrées.  C’est des vacances payées avec film porno en prime.

    Il était d’autant plus irrité que tout allait de travers.

--   Ce contrat, je ne le sens pas, se répétait-il depuis qu’il avait fait la grimpe jusqu’au sommet de cette montagne, quelque part entre Val-des-Bois et Notre-Dame du Laus dans la zone touristique de la vallée de la rivière du Lièvre au Québec.

    Primo, il détestait la campagne.  Déjà, au contact du pollen dans l’air vivifiant comme disaient les guides touristiques, il sentait les boutons le démanger sur le torse.  Il était sûr qu’il serait pris d’une toux sèche capable d’alerter les cibles s’il ne prenait pas un antihistaminique, heureusement prévu dans son sac.

    Secundo, il détestait travailler pour la mafia.  Va pour un gouvernement, c’est-à-dire pour des services secrets, va pour une firme tout ce qu’il y a de légitime, mais la mafia…  Il était soldat et non un bandit.

-   La mafia russe, en plus.  Et il faut que je me rapporte régulièrement par radio comme un enfant à sa maman.

    Puis, l’argument-massue.  Quand tout va mal.  Il les surveillait depuis le matin sans se décider à les surprendre et à les tuer.  Il avait commencé par être émoustillé par les ébats amoureux entrepris dans le chalet après le lunch.  Puis il avait reconnu la femme lovée dans les bras de cet inconnu devant lui.

-   Il y a des milliards de gens à tuer sur cette fichue planète et il faut que ma cible soit le seul amour de ma vie.

    Stepa!  Stepa Romanov!

    Celle qu’il reluquait au bout de ses jumelles depuis son poste d’observation, son «OP» qu’il disait, était la seule femme qu’il avait fréquentée pendant ses années de Royal Marine.  En stage à l’école des assassins à Fort Benning en Georgie, il l’avait rencontrée lors d’une permission.  Sur une plage de Caroline du Sud.  Ils étaient faits pour fraterniser : ils étaient deux exilés en Amérique, lui, le Bloke, et elle, la Ruskie.

    Elle était plus âgée d’au moins vingt ans, peut-être trente, impossible de le dire tellement elle était athlétique, racée.  Le navot de vingt-cinq ans ne put résister à une relation hors de l’ordinaire.  Enragé permanent contre le quotidien, il avait déjà un métier spécial, commando d’élite, tueur à toutes fins pratiques.  Et un nom de famille et prénom hors de l’ordinaire.  Voilà pourquoi il préférait qu’on l’appelle «Mister Nobody».

    Il s’était toujours demandé comment une princesse slave comme Stepa pouvait craquer pour son physique insipide et sa conversation en forme de trou noir.  D’autant plus qu’il ne pouvait pas la séduire en faisant miroiter sa vie aventureuse «classifiée».  Comme il la surprenait souvent avec des blessures ou des bleus, il mentionnait vaguement de petits contrats de cascadeur pour des films tournés à New York City.

    Et elle était là, devant lui, après des années de séparation et il affilait en biseau une branche de noisetier pour lui planter dans l’œil, à elle, à elle et à son nouvel amant ou mari.  Comme il ne portait jamais d’arme à feu, il comptait frapper l’œil pour affoler la victime, la déstabiliser pour qu’elle ne puisse se défendre, puis facilement achever le travail en logeant la branche dans un artère du cou, carotide ou jugulaire, selon l’inspiration du moment.

    De l’art.

-   Qu’est-ce que je fais?  Est-ce que je la tue, oui ou merde? Si le bozo avec elle pouvait la lâcher et sortir en fumer une, je pourrais le saigner, lui, et remplir la moitié du contrat.  Mais ils sont  des siamois depuis des heures.  Ce n’est pas normal autant d’exercice même si on est fous de rumpy-pumpy.  Ce n’est pas certainement pas son mari, à bien y penser.

    Il y avait quelque chose de surréaliste dans cette scène de rut animal, violent et désespérément long.  Cela ajoutait à ses hésitations, comme s’il n’avait pas devant lui des humains, mais des machines.  Comme si on le distrayait avec un fil vidéo recommençant sans cesse pour qu’on puisse mieux le surprendre par dernière.

-   Je ne sens pas ce coup depuis le début!

    Soudain, pour justifier son inquiétude, il entendit un son grinçant derrière lui rempli de friture :

-   Hhhallô? Ichi Moskva.  Moskva appelle St-Pétersbouuurg.

    Il lança un regard haineux vers l’antenne bipolaire dans l’érable devant lui.  Elle formait la tige horizontale à la base d’un crochet à vêtement de chez Ralph Lauren.

-   Mon cordon ombilical. Et voilà les clients qui veulent savoir pour la dixième fois si le contrat est rempli.  Ils pourraient m’appeler Nobody plutôt que «St-Pétersbourg» !

-   Contrat exécuté, da?

Il répondit «non» sans autres explications, puis il interrompit la communication reliant les Laurentides québécoises à une quelconque villa de parrain de la mafia à Palm Springs ou Monaco.

    La frustration exponentielle ne le fit pas relâcher sa rigueur.  Il tira une paire de bas de soie féminins achetés en matinée dans un supermarché d’Ottawa avant de diriger sa voiture de location plein nord.

-   J’ai joué au voyeur toute la journée, voilà qu’il faut que je me travestisse.

    Il sourit de sa blague.  Un baume, le premier de la journée.  Le nylon gris anthracite servit à recouvrir les lentilles de ses jumelles.

-   J’ai maintenant le soleil en face.  Un reflet pourrait me faire repérer. 

    Il était sûr, cependant, que les cibles avaient autre chose au fond des yeux que la méfiance.

-   L’abus des plaisirs de la terre va les perdre… dans quelques minutes, quand je me décide à l’abordage.

    Mais il y avait Stepa.  Faillait-il avorter?  Fallait-il répondre à Moskva de ne pas toucher à un seul cheveu de la tête de Stepa.

    Le soleil éclatant connut des ratés en traversant la forêt.  Les nuages s’amoncelaient au-dessus des pics.

-   L’orage s’en vient et j’ai oublié mon imper.  Quelle corvée en pleine nature.  Le bon côté de la montagne, c’est qu’il n’y aura pas de chien pour aboyer et attirer l’attention sur un étranger, comme dans les bleds de campagne.   Et les touristes n’ont que deux chats, un siamois et un tigré.  Et il n’y a pas de vaches trop curieuses qui se tournent vers vous quand vous êtes planqué dans un pré.

    Il connaissait par cœur les principes de surveillance en milieu rural.  Sans les aimer.  Il avait quitté la marine parce que les Marines, c’est la mer, la campagne, quoi.

    À dix heures du soir, il n’avait toujours pas décrété la mort de Stepa.  Il venait d’avaler la moitié d’une bouteille de sirop quand d’autres événements s’ajoutèrent à la série noire.

-   Tiens!  Les grenouilles ont mis fin à leur concert de crécelles.  Silence total au point que j’entends les moustiques passer au-dessus de ma tête en B-52. Le silence avant la catastrophe, je le sens.

    Son angoisse passa à la frayeur quand un bruit derrière lui le fit sursauter.  En attendant l’arrivée des touristes à la fin de la nuit précédente, il s’était monté un abri, un cube entouré de grillage à poulailler recouvert de toile camouflage en vinyle.  On aurait dit des dents acérées mâchouillant les mailles de métal pour parvenir jusqu’à lui.

-   Ce n’est pas du monde.  On m’aurait transformé en passoire depuis longtemps.  Alors, un ours? Il a senti mes provisions?

    Il regretta de ne pas avoir enterré un reste de Hotcan, des sachets de vivres auto-réchauffés rapportés de Londres.

    Il dénicha dans son sac une bombe de poivre de Cayenne.  C’était sa seule défense contre les grizzlys qu’il croyait peupler les Laurentides comme les Rocheuses.  Le jet de l’aérosol dut franchir la toile des murs car le tapage cessa.

-   Encore heureux que je sois sous le vent, les touristes n’ont pas été alarmés par ce boucan.

    Il frissonnait autant de froid que d’une peur incontrôlable qu’il attribua à sa fièvre des foins.  Pourtant, la peur se transformait en volupté habituellement.  Ici, il se sentait comme un enfant qui ne veut pas se coucher dans le noir

    Il allait reprendre sa garde à vue quand un cri retenti dans le chalet, porté par l’air épais du crépuscule.  Il eut alors la surprise de sa vie.

    Là-bas, dans le salon maintenant envahi par la lumière jaunâtre d’une lampe à propane, il fut témoin d’une chose incroyable.  Le sexe ait été mené à un train d’enfer pendant des heures.  Maintenant, la femme étendue sous le type avait empoigné un couteau pour frapper le dos de son amant.  Un coup entre les omoplates.

    Nobody n’eut qu’une idée en tête qui semblait si peu convenir à Stepa :

-   Le syndrome de la mante religieuse.

    Il pensa qu’il avait déjà été dans cette position du missionnaire avec cette même femme.  Il était en forme mais il n’aurait jamais pu pendant douze heures d’affilée comme eux.  ça lui avait peut-être sauvé la vie.

    L’amant avait cambré le dos sous le coup de la douleur.  Stepa en profita pour passer la lame sous le menton dans un mouvement vif de couperet.  Nobody devina le gargouillis du sang dans la gorge, prélude à la mort.

-   Qu’est-ce que je fais maintenant?  Elle a fait la moitié du travail pour moi. Est-ce à son tour d’y passer?  Je fonce.

    Il fit rouler entre ses doigts la branche de noisetier taillée en biseau.  Étourdi pas l’adrénaline consécutive à ce meurtre et annonçant un second, il quitta l’abri pour grimper jusqu’au chalet sous le couvert des arbres.

    Plus il approchait de sa cible, plus il sentait sa volonté se liquéfier dans les premières gouttes de pluie.  L’orage éclata dans un retentissant coup de timbale.  Pour une raison inexplicable, il n’était plus sûr de rien.

-   Goddam bastard, you Nobody! se fouetta-t-il. Fuck the damn tourists ! Do it now, now!

    Un éclair tout près sortit de terre plutôt que de tomber du ciel.

    Une nausée soudaine lui souleva l’estomac jusque dans la bouche.  Il réalisa avec horreur qu’il avait oublié dans son OP le sac ziploc servant de fosse septique.

    Il traînait le sac partout pour éviter que ses excrétions en tous genres servent pour un test d’ADN.

-   Bof! C’est peut-être aussi bien.  Le sac était plein au ras bord de brad pitt, pensa-t-il, brad pitt désignant pour lui la défécation parce que ça rimait avec shit.  Je me serais pas enfoncé le nez dedans pour dégueuler

    Après mûres considérations, il vomit son Hotcan du souper sur l’écorce rugueuse d’un chêne.

-   Je n’ai jamais régurgité de ma vie.  Je suis malade ou je suis fou tout à coup.  Qu’est-ce qui se passe dans cette damnée forêt?

    Il allait s’apitoyer sur son sort quand un autre événement prouva qu’il n’avait pas le contrôle.  Quelque chose était terriblement déplacée.  Stepa était maintenant accroupie devant le cadavre de son partenaire.  Il adorait les taches de rousseur entre les seins de son ex, mais elles étaient cachées par un surplis de sang rouge.  Après un moment, insensible à l’orage, elle se mit à scier le cou de l’homme.

-   Elle m’avait dit qu’elle enseignait les langues slaves aux pilotes de la  U.S. Air Force à Stone Mountain, se fit-il, incrédule.  C’est  se demander si c’était elle, et non moi, qui fréquentais les cours de l’«école des assassins».

    Il ne crut pas un instant qu’il allait finir le contrat.  Peut-être Moskva avait-il compris depuis le temps qu’il leur envoyait des messages «négatif», car il avait envoyé un backup, un autre tueur qui apparut devant lui.

    Mais l’inconnu ne se souciait pas de Nobody.  Il regardait Stepa par la vitrine du chalet, aussi à l’aise que dans le Red Light District d’Amsterdam.  Puis Nobody vit l’éclair d’un canon scié dans l’éclairage sortant du salon.

-   Il vise Stepa.  That Bloke has been sent to send Stepa ad patres.  Lui va le faire si je ne me dépêche pas pour lui passer la branche de noisetier de part en part de la gorge.  Mon arme improvisée va servir à quelque chose finalement.   

   Il était à trois cent pieds de sa nouvelle cible.  L’autre allait appuyer sur la gâchette.  Il arriverait trop tard pour sauver Stepa.  Il damna son allergie des armes de distance.

    C’est alors qu’un miracle se produisit.  Nobody vit une nuée obscure jaillir du toit du chalet et fondre sur l’inconnu.

-On dirait des chauves-souris.  Des centaines de chauves-souris qui sortent du grenier.

    Il savait que l’arrivée de la nuit donnait aux chauves-souris le signal de la chasse aux insectes. Mais ces bestioles avaient un plus gros appétit.  Elles attaquèrent le type au semi-automatique.

    En un rien de temps, ce dernier fut par terre.  On ne voyait plus son visage sous les grappes d’assaillants.  Les dents de piranha s’acharnèrent sur la peau des joues, des yeux et du cou.  Une salve partit et faucha quelques bêtes sans les décourager, sûres de leur avantage mathématique.

    Nobody venait de stopper sa course quand il remarqua les spasmes post mortem secouer les jambes de la victime.  Il se rappela les crocs dans les mailles de son poste d’observation.  Il sut qu'il l’avait échappé belle.

-La gentille Stepa qui se métamorphose en Dracula, puis les chauves-souris assoiffées de carnage.  C’est pire que dans la jungle du Honduras où on allait aider les contras et où l’envie d’être commando m’a passé.

    Pour appuyer la monstruosité des lieux, un nouvel éclair zébra la nuit noire, tout près.  Il fut illuminé en plein.  Il tressaillit, car Stepa apparut devant lui, sa chevelure courte aplatie par la pluie.

    Il n’eut pas le temps de se présenter pour ressasser de vieux souvenirs.  Et elle ne devait pas l’avoir reconnu : déjà le couteau de Stepa filait dans sa direction.  Les chauves-souris fonçant sur elle avaient dérangé les gestes de la Russe et son tir rata.  C’était au tour de Stepa d’attirer la colère des volatiles.

    Sans se soucier des conséquences, Nobody empoigna la femme par la taille pour l’entraîner dans le chalet d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Il referma la porte d’un coup de pied.  Il entendit les « poc » de plusieurs petits corps noirs se fracasser contre le bois épais.

-Stepa, regarde-moi.  C’est moi, Nobody.  Souviens-toi, merde.  Je ne te veux aucun mal.

    Il sut qu’elle avait compris quand un mince sourire apparut sur ses lèvres.  Elle hocha la tête.

-Johan! fit-elle, la seule connaissant son vrai nom et la seule à qui il permit de le prononcer sans la tuer sur-le-champ.

    Il admira son naturel à enfiler lentement un jeans de spandex et un tee-shirt cueillis parmi les vêtements semés sur le plancher de pin par les deux amants.

-Nobody, toi ici? reprit-elle enfin, se souvenant de sa préférence pour le sobriquet « Nobody ».  Comment se fait-il?  Je croyais que tu étais avec eux.

    Elle désignait le cadavre ensanglanté couché sur le seul fauteuil du salon, puis l’autre, dehors, devant la baie vitrée.  Elle se laissa choir sur le sol, s’appuyant à la fenêtre avec sa grâce naturelle.

-Je suis, j’ÉTAIS en service commandé, expliqua-t-il en l’imitant.  Quelqu’un voulait les occupants de ce chalet six pieds sous terre.

-Ça ne fait que confirmer ce que je savais déjà.  Yuri a voulu me surprendre –elle désignait son amant égorgé-.  Il m’étouffait à la fin de notre marathon de sexe, marathon que, soit dit en passant, je ne comprends pas du tout.  Enfin, j’ai dû me défendre.  Heureusement qu’aujourd’hui j’avais passé ce bon Yuri aux rayons x en feignant de le prendre en photo comme un touriste.  Oui, un Sony ADXIR avec lequel je peux aussi bien voir la nuit qu’à travers les vêtements.  Il portait un petit revolver.

-Tu étais aussi méfiante quand j’étais ton amant?

-Les choses ont changé.  Je suis une fugitive.  Enfin, je croyais qu’ils ne savaient pas, que j’aurais les coudées franches, que je pourrais jouir de quelques jours de repos loin de tout ça.  Je suis devenue une fugitive, semble-t-il.

-Qui ça, « ils »?  Quoi, « tout ça»? De quoi tu parles?

 C’est la mafia de Moscou, ceux qui m’ont engagé…?

-Tu es au courant de ce qu’ils préparent?

-Seulement que le contrat vient des Russes.  Ils devaient savoir que tu es coriace, la preuve –il désignait le corps de Yuri.  Pourquoi lui scier la tête s’il était déjà mort? Je t’ai vue faire…

-Pour qu’ils pensent que c’était le travail des animaux de la région.  Tu as vu les chauves-souris? Elles se sont précipitées à la gorge de l’autre type dehors, non sur sa poitrine ou ses membres.  La folie meurtrière a envahi la faune.  Ce matin, moi et Yuri, on avait déjà remarqué des renards et des porcs-épics morts avec la tête arrachée.  Je pense que notre sexe incontrôlable était causé par la même folie qui affecte toutes les créatures vivantes sur cette montagne.

-J’avais remarqué que tout était détraqué par ici.  Moi-même, je ne me reconnais pas.  Je suis allergique à la campagne depuis longtemps, mais, en plus, mes viscères se contractent, mes yeux veulent me sortir de la tête et…j’ai peur.  J’AI PEUR.  Imagine-toi, moi, Mister Nobody, j’ai peur alors que je franchirais les jardins de la Maison Blanche en plein jour pour égorger le Président dans le salon ovale et ça ne me ferait rien.

     Ce dernier détail ranima Stepa.

-Tu as un cellulaire, une radio, quelque chose pour garder le contact avec eux?

-Comment tu le sais? Oui, voilà.

    Il cueillit l’appareil portatif dans sa poche.  Ils pouvaient encore entendre le bruit de friture.  Stepa lui arracha des mains et le projeta sur le mur où il s’éventra.

-Tu crains un bug, Stepa, on nous écoute?

    La Russe secoua la tête violemment en roulant des yeux effarés.

-Non. Le danger, c’est le son de friture, le white noise. C’est leur arme.

-Je ne te suis pas.

-Pourquoi tu penses qu’ils voulaient garder le contact à chaque minute de ton contrat?  Ça ne se fait pas d’habitude. C’est qu’ils voulaient que tu entendes la friture, la bombe acoustique agissant à distance.

- "Bombe" comment?

- "Bombe acoustique".  Cette friture te bombardait d’ondes qui te retournent d’abord l’estomac, puis te coupent les jambes, enfin tu n’es plus qu’un intestin qui crie pour se vider.  L’autre, dehors, qui s’est fait bouffer par les vampires n’avait plus qu’à te tuer, et tu l’aurais remercié de mettre fin à ta misère.

    Alors Nobody se rappela un document interne de la U.S. Army intitulé « Operations Concept for Disabling Measures ».  Le manuel énumérait toutes les armes mises au point par le Los Alamos National Laboratory, ces armes qui assuraient une conquête sans tuer l’ennemi.

-That asshole of « toilet bomb »! Notre moniteur l’appelait la bombe-chiottes.

-Oui. Les décibels remplacent l’huile de ricin et l’e-coli en même temps.

-C’est pour ça qu’on a mis ta tête à prix, parce que tu sais au sujet des armes qui ne tuent pas?  Pourtant, Amnistie International et tous les intellectuels de gauche en Amérique connaissent l’existence de ces armes depuis le début des années 1990.

-Ça, c’est l’arme acoustique.  L’arme silencieuse est plus diabolique.  Tu as vu dehors, les bêtes, le climat?  Ce n’est pas un hasard si le monde devient fou autour du chalet où on se trouve.

-Explique-moi…

    Stepa ne put satisfaire la curiosité de Nobody.  À cet instant précis, la baie vitrée vola en éclats dans leur dos, projetant des morceaux de verre dans leurs cheveux.

    Le subconscient de Nobody lui dit que c’était un volier de chauves-souris qui venait les saigner. Mais c’était plutôt un arbre arraché par la violence des vents.  Ils avaient oublié que l’orage faisait place à la tempête.  Des trombes d’eau profitèrent des bourrasques pour venir asperger les anciens amoureux retranchés dans le chalet maintenant ouvert aux quatre vents.  Ceux-ci roulèrent jusqu’au mur d’en face tant la puissance des éléments s’était décuplée.

    Stepa échappa une plainte.

-   Ma jambe!  C’est bien le temps, gronda-t-elle en s’auscultant.  Apporte le ADXIR.

    La radiographie indiquait un tibia fêlé.  Il fallait pourtant qu’ils débarrassent les lieux avant qu’ils le transforment en enfer sur terre.

-   Je peux marcher, voyons, protesta la femme, malgré qu’elle ne pût se relever.  Tu m’aides, oui?

    Nobody allait s’exécuter quand une masse de muscles et de poils tomba sur lui.

-   Encore un ours!  cria-t-il.  Et j’ai oublié mon poivre dans l’OP.

    De sa main libre, il chercha autour de lui.  Il retrouva sa branche de noisetier et, d'un geste sûr, il planta le pieu dans l’œil de la bête.  Celle-ci oublia sa proie, mais il en entrait d’autres.

-   Là-bas, rampons jusqu’au foyer, ordonna Nobody.  Le feu va nous protéger.

    Heureusement, Stepa et Yuri avaient allumé de grosses buches d’érable qui claquaient dans la cheminée.

   Le tueur à gages s’empara d’un morceau incandescent avec les pinces et en menaça les deux ours encore valides qui venaient de sauter dans le salon.

-  Ca ne les retiendra pas longtemps, jugea Stepa en sa massant désespérément la jambe comme si elle avait le don de guérison par le simple toucher.  Toi, tu files sur la falaise derrière le chalet et tu sautes en bas de cette montagne maudite avec le parapente dans la remise.  Vaut mieux que tu meures en agissant que prisonnier de ce trou à rats.

-   Pas sans toi.

-   Je ne peux pas marcher jusque-là.  Et si tu me portes, les gros pères vont nous rejoindre.

-   Tu as bien une arme plus efficace que ce brandon ou ma branche pointue?

    Le révolver de Yuri, par exemple?  On va passer en tirant sur tout ce qui bouge.

-   Je l’ai volé et lancé en bas de la falaise.  Quant à mon Colt, j’ai vu Yuri faire de même.  Deux amants paranos.  Deux agents de camps ennemis.

-   Dans ce cas, on se défend ici.

-   J’ai une meilleure idée, Johan, fit-elle presque avec tendresse en lui frôlant le front de ses lèvres, ce front où une mèche mouillée fumait dans la chaleur du foyer.  Je vais être en sécurité si je descends dans le sous-sol.  Il n’y a pas de fenêtre et la trappe est aussi épaisse que la porte d’un coffre-fort.  Je t’assure.

-   Alors je reviens te chercher avec des secours, car il doit être inutile de se barricader tous les deux.

-   En effet, on pourrait y mourir de vieillesse avant que les éléments s’apaisent.  De tout façon, il faut contre-attaquer et vite!  Les gens de Moskva qui t’ont embauché comptent foutre la merde ailleurs dans le monde comme ils l’ont fait sur cette montagne.

    Stepa allait ramper jusqu’à la trappe escortée par Nobody devenu porte-flambeau. En descendant, machinalement, elle appuya le pied de sa jambe blessée sur un barreau de l’échelle.   Au lieu de hurler de douleur, elle décocha un regard incrédule à Nobody au-dessus d’elle qui réussissait de moins en moins à intimider les ursidés.

-   Tu sais quoi? bégaya-t-elle.  Je t’ai dit que cet endroit était l’enfer sur terre.  Eh bien! Maintenant, j’ai l’impression d’être à Lourdes.

-   Ce n’est pas le temps de faire de l’esprit, siffla Nobody sans la regarder.

-   Tu ne me croiras pas, No, mais ma jambe est guérie.  Je peux me porter dessus sans mal. Pourtant le rayon X était formel.  C’est un miracle.

-   Un autre, pensa Nobody en se souvenant de l’intervention inopinée des chauves-souris.  En effet, le paradis chevauche l’enfer.

-   C’est le calcium qui a été reconstitué de façon presque instantanée.  On a bien affaire à l’arme silencieuse.

-   Que veux-tu dire? Pourquoi une arme recollerait-elle les os du squelette?

-   À cause de Soyouz, souffla Stepa en faisant des mystères.  Je t’expliquerai.  Pour le moment il faut courir aux parapentes.  Puis je dois prendre le premier avion de ligne Tupolev en partance pour Tolmachevo.

-   Tolma... Tu vas en Italie?

-   Non, Tolmachevo est l’aéroport de Novossibirsk en Sibérie.  C’est là que je dois mettre un grain de sable dans la machination mondiale qui se prépare.  Je n’avais jamais vu la terrible efficacité de leur arme avant qu’elle me frappe ici. Mais avant il faut avaler un dépresseur.  De la vodka fera l’affaire.

-   Tu es folle.

-   Si je garde un cerveau sain, je risque de te briser les cervicales avant qu’on ait quitté ce grand laboratoire où on est les cobayes.  Je sais, ça paraît capoté.  C’est que l’arme porte les gens normaux à la violence tandis que les psychopathes deviennent doux comme des agneaux.  Tu n’as pas dit que tu avais changé, que tu avais peur?

-   Je serais donc un psychopathe… merci!

Stepa n’écoutait plus, elle était déjà ailleurs.

-   L’arme silencieuse, la «Unwar Game», la «Weather War».  Elle existe donc. La stratégie du MI-6 a porté ses fruits : j’étais l’appât et, arrogants comme ils sont, les affamés de pouvoir de Novossibirsk n’ont pu résister à l’envie de tester leur secret à mes dépens. Bien entendu, ils ont aussi envoyé trois tueurs à mes trousses en ne sachant pas que l’un d’eux me connaissait intimement.

11 juillet – attaque terroriste moins deux jours

Novossibirsk en Sibérie, boulangerie automatisée sur les bords de la rivière Ob

   L’homme était sanglé en position couché sur un convoyeur.  Ses pieds allaient être happés d’un instant  à l’autre par deux rouleaux superposés servant à aplatir la pâte à pain industrielle.

   Il était seul, mais une voix déformée surgit d’un haut-parleur au plafond.

 -  Professeur Zhimbiev, mon nom est Vassili Raspoutine, un ancien du KGB.  Je suis suivi de fidèles comptant conquérir le monde comme l’URSS n’a su le faire.  Vous êtes un traître, un (cochon) comme on les appelle.  Vous avez contacté l’agent Stepa Romanov de la CIA, l’âme damnée du capitalisme.  Quelqu’un d’autre a-t-il trahi comme vous? Quel code utilisez-vous pour vous faire reconnaître de Romanov?

   L’homme sur l’instrument de torture improvisé ne répondit pas.  Mais déjà l’horreur dilatait ses prunelles et contractait tous les muscles de son corps. 

-   Professeur, regardez où vos jambes se dirigent: réalisez-vous que ce seront d’abord les os des pieds qui seront écrasés sans possibilité de reconstruction, puis les jambes? Vous ne marcherez plus.

   Pas de réponse.

-   Le pire, c’est que même si les rouleaux vous broient seulement jusqu’aux genoux, vous ne survivrez pas l’expérience.  Les protéines et les toxines de vos muscles seront relâchées dans votre sang en quantité industrielle à cause de l’écrasement de vos membres.  Vous êtes un scientifique, vous savez ce que cela veut dire?

-   Allez au diable!

-   Ça veut dire que vous allez mourir dans d’atroces souffrances.  Votre organisme va se contaminer lui-même et vous serez en choc rénal sans espoir de dialyse.

   Alexi Zhimbiev était un ingénieur en électronique, mais il savait au sujet de l’empoisonnement fatal par rhabdomyolyse utilisé par certaines polices expéditives dans le monde.  Il s’entêta dans son mutisme.  Il entendit un craquement avant que la douleur lui fasse comprendre que c’étaient ses os qui étaient moulus un à un, d’abord les phalanges, le tarse et l’astragale, puis le péroné et le tibia.

12 juillet – attaque terroriste moins un jour

Transsibérien direction ouest, entre Moscou et Perm dans les monts Oural en Russie

   Le compartiment des secondes était confortable, sans plus.  Des miroirs de boudoir étaient accrochés aux murs simili-bois au-dessus des banquettes en vinyle.  Le tueur à gages Nobody et son ex, Stepa Romanov, pouvaient observer le reflet de leurs voisines, deux religieuses infirmières.

-   Nous n’allons qu’à Perm, expliqua l’une de celles-ci avec un sourire gêné sur sa face rougissante en demi-lune.  Nous n’avons pas les moyens d’aller jusqu’à Irkoutsk.

  Encore moins jusqu’à Vladivostok ou Oulan-Bator, compléta l’autre en rougissant aussi.  L’aller-retour de Moscou à l’Oural suffit comme promenade du dimanche.

   Ce qu’elles voulaient dire à mots couverts, c’est qu’elles ne coucheraient pas avec Nobody et Stepas sur deux des quatre lits superposés du compartiment ce soir-là.

   Stepa avait été rassurée par ces dames d’un certain âge. Elle craignait que les terroristes se manifestent depuis qu’elle avait mis le pied à l’aéroport de Moscou.

   À l’arrêt de Perm, elle et Nobody avaient été rejoints par un militaire barbu retournant en Tchétchénie après une permission en famille.  Puis, un étudiant de l’Université de Moscou avait demandé timidement s’il pouvait s’asseoir avec eux.  Stepa jugea qu’il devait être un clandestin détenant à peine un billet de troisième.

   Nobody flaira la comédie.  Il fut à peine rassuré quand le militaire s’excusa en sortant.

-   Je passe la nuit dans le tambour.

-   C’est le seul endroit où on peut fumer, je suppose? constata Stepa.

   Stepa aussi ne suit si elle devait se réjouir ou s’inquiéter quand l’étudiant aussi sortit au moment de descendre les lits.

-   Je change de place, fit-il en bredouillant.   La conductrice doit être passée en première.  Ma petite amie m’y attend.   C’est la seule façon qu’on peut dormir ensemble parce que je demeure encore chez mes parents et…

   La suite se perdit dans le sifflement de la locomotive et un bâillement de Nobody.

-   Tu crois, Stepa, que l’un des deux pourrait être ton contact? fit le tueur à gages en vérifiant le loquet de la porte.

-   Possible.  Pourtant mon contact du Centre scientifique d’Akademgorodok à Novossibirsk, le professeur Zhimbiev, m’a donné rendez-vous à une des haltes. Il se mêlerait aux vendeurs de gâteaux comme il y en a qui attendent les passagers sur tous les quais de gare de la ligne du Trans-sib, même la nuit.

-   Alors, ce soldat et l’étudiant, ça pourrait être l’ennemi qui vient nous flairer avant de frapper pendant qu’on dort.  Moi, je ne sens pas le jeune trop poli.  Les étudiants ne sont pas comme ça.

-   Chez vous, peut-être, en Amérique… Moi, c’est le militaire qui me dérange…. Il avait un billet dans la main et, pourtant, l’armée ne paye pas sur ce train.

    De telles considérations ne les portèrent pas au sommeil malgré le roulis berceur.  D’autant plus que l’imminence d’une attaque terroriste conférait une importance vitale à leur voyage.

Transsibérien entre Perm et Ekaterinbourg

Attaque terroriste moins douze heures

 -   Il faut que Zhimbiev soit là, songea Stepa à voix haute du fond de son oreiller au lieu de dormir.  Il dit avoir des preuves de l’utilisation prochaine de la bombe silencieuse, des faisceaux électromagnétiques.  Des preuves sur leur origine et leur destination.

-   Quand on sait, ajouta Nobody, que cette arme psychotronique pouvant asservir l’esprit des populations a été testée aussi loin que le Québec, imagine les dégâts que ça peut faire n’importe où autour du globe… Sous son influence, tu as failli me tuer sur la montagne…

-   Et toi, le prédateur des commandos de Sa Majesté, tu es devenu un agneau qui a failli faire pipi dans sa culotte…

-   Ouais, je dois avouer que j’ai eu peur… Une sensation intéressante…  Il faut dire que la concentration des rayons électromagnétiques, les EM, peut réguler l’absorption du calcium dans le corps.  Ta fracture a été réduite en un rien de temps… Un miracle…   Tu ne m’as pas expliqué, d’ailleurs… Ou plutôt tu m’as seulement dit «Soyouz»…

   Stepa porta l’oreille aux bruits du corridor avant de répondre, rassurée :

-   Le gouvernement russe a irradié d’EM la fusée porteuse de Soyouz et la Station spatiale pour contrer la perte de calcium dans les os des astronautes qui vivent longtemps à gravité zéro.  L’hopital Walter Reed Army Institute avait découvert ce remède miraculeux.  Quand le financement de l’État s’est tari après la perestroїka , des capitaux privés ont repris l’affaire en mains.  Ils ont cédé l’arme aux plus offrants, en l’occurrence des terroristes.

-   Tu crois que si on se baignait dans ces rayons, on aurait une chance de se raccommoder, nous deux…

-   Chut! T’ais toi un moment! lui intima la femme.

   Nobody entendit ce qui avait alerté Stepa.  Sous eux, on tentait d’ouvrir la porte de leur compartiment.

   Le professionnel se tassa au pied de sa couchette surplombant la porte coulissante.  Il était prêt à accueillir tout intrus avec les honneurs tout en tenant une clé entre ses jointures à la façon d’un tire-bouchon.

   Stepa prit position en face de lui.   Elle se rappela le message reçu à leur hôtel le jour précédent :

-   Zhimbiev sera sur le quai lors d’un arrêt et il me remettra un rapport pour la Duma (Parlement russe).  Donc, des visiteurs à l’intérieur du train même ne peuvent être que des terroristes.

   Derrière la porte, on dut renoncer à entrer car le bruit de loquet cessa.

   Nobody compta jusqu’à cinq et jeta un coup d’œil dans le corridor.  I eut le temps d’apercevoir la conductrice de leur wagon avec son uniforme et son képi des chemins de fer.  Elle regagnait sa loge à la tête de la voiture.

   Tout le monde dormait dans le train, ce qui enhardit Nobody.  Toujours armé de sa clé, il bondit vers l’avant sans se soucier qu’il portait seulement la culotte de l’ensemble de jogging qu’on conseillait aux voyageurs par mesure de confort lors de longs périples.

   Une surprise l’attendait dans la chambrette de la conductrice attenante aux w.c. communs.  La fenêtre à glissière, elle vomissait dans l’air piquant de l’Oural.  À ses côtés sur une petite table de bout où se dressait une photo de danseurs, un baladeur crachait quelques airs de salle de bal et des tonnes de parasites.

   Nobody fit aussitôt le rapport :

-   L’arme acoustique, ça ne m’étonnerait pas qu’on veuille rendre cette femme malade comme moi au Québec, sans doute pour l’écarter du chemin avant de forcer notre compartiment.

   Pour lui, la conductrice avait changé de statut, passant de celui d’agresseur à victime.  Il allait s’élancer pour fermer la radio.  Il fut stoppé en plein élan par un bras vigoureux lui enserrant le cou.  Il reconnut le parfum de cannelle :

-   Stepa?  Que fais-tu? Tu vas m’étrangler…

-   Je t’empêche de faire une erreur en attaquant la conductrice.  Si elle avait voulu nous surprendre pendant notre sommeil, elle aurait très bien pu utiliser un passe-partout.  Les provoknik, les femmes en charge des trains, on ne les appelle pas «gardiennes de la clé sacrée» pour rien.

   L’agente de la CIA ne laissa pas à Nobody la chance de s’expliquer.  Elle se tourna vers la provodnik en la fixant droit dans les yeux comme c’était la coutume en Sibérie.

-   Menya ‘zavooot Stepa Romanov.  Atekya?

-   Tanya Zhimbiev, répondit l’autre en tendant la main pour serer avec fermeté celle que lui tendait Stepa.

-   Zhimbiev? Vous êtes parente avec le professeur…?

   Un ombre obscurcit les yeux verts de la conductrice qui hocha la tête.

-   Da.  Papa a disparu.  Il y a deux jours.  Il comptait se rendre à la Duma.

-   Il m’a pourtant envoyé un message hier.

-   J’espère que c’était lui, mais j’en doute.  Je serais au courant.

-   Pourtant, vous êtes ici pour me contacter, je suppose? Comment saviez-vous que je suis revenue au pays?  J’ai un faux passeport canadien, une chevelure postiche et des implants dentaires.

-   Les douanes sont équipées d’un système d’identification de l’ADN.   Les résultats sont traités à la centrale du ministère de l’Intérieur, de la police du ministère de l’Intérieur dont je fais partie.  Je suis là pour vous protéger.  Je vérifiais que votre porte était bien verrouillée.  Il y a deux types suspects dans le tambour depuis des heures…

-   Les terroristes ont dû me suivre à la trace depuis le Québec.

-   Si on allait leur proposer une partie de cartes? décida Nobody.  Ce n’est pas le passe-temps préféré sur le Transsibérien au long des neuf mille milles jusqu’à la côte Ouest?

   Nobody refusa le revolver que lui tendait Tanya Zhimbiev.   Stepa avait le sien.   En sortant dans le couloir, ils réalisèrent que les plafonniers avaient été éteints.  Des veilleuses rouges aux dix mètres donnaient aux lieux une allure irréelle.

L’agente du MDV confirma que ce n’était pas normal.

   Le sas entre le wagon de la classe économique et de la première classe était plongé dans le noir total.  Mais tous trois virent le point rouge d’une cigarette bouger de bas en haut.

-   Attendez-moi! lança Nobody avant de retraiter vers leur compartiment.

    Il revint arborant des lunettes à infrarouge.  Il put constater que le tambour était vide.

-   Si le militaire est de mèche avec les adversaires de mon père, souffla Tanya, ça veut dire qu’il est passé aux actes.

    Nobody ouvrit enfin la porte vitrée entre les deux wagons de tête.  Ce qu’il vit l’étonna.  Le militaire était toujours là, mais mort.  La vie l’avait fui par une ouverture béante entre son menton et le col réglementaire de sa vareuse. Le panneau métallique antidérapant avait été soulevé et Nobody distingua sous lui les mâchoires d’attelage et les tampons de choc.

-   Avec le tintamarre des roues, on n’entendrait pas une bombe éclater, mais je suis certain que quelqu’un est descendu pas là…

    Quelqu’un était là, en effet, enfourchant les mâchoires, formant une boule de tissus noir penché sur l’essieu.  Nobody se risqua sur l’échelle de bout.  Une marche, deux marches… Les «clang» réguliers, hypnotiques, des roues sur les jeux de dilatation des rails couvraient sa venue.

-   Ce particulier en habit sombre en veut aux roues du convoi, semble-t-il.  On dirait qu’il vaporise une substance tout le long de l’essieu.

    Cette scène lui rappela la Guerre du Golfe.  Le général Schwarzkopf avait bloqué la retraite ennemie du Kuwait en disséminant des super-oxydants sur la piste.  L’esprit du tueur à gages en congé tourna à Mack huit.

-   Ça ne m’étonnerait pas qu’on soit en train de nous jouer le même tour puisque les terroristes semblent posséder un arsenal varié d’armes non-létales.  Depuis des heures le trans-sib avance sur la corniche entre les pics de l’Oural et une gorge profonde.  Si le super-oxydant coupe l’essieu et qu’on déraille, bonsoir la compagnie.

    Par instinct de conservation, Nobody agrippa donc le bras qui retenait le saboteur au-dessus des traverses défilant à un rythme étourdissant.  L’acrobate se débattit et le vent arracha la sorte de tunique qui le couvrait.  La pièce de vêtement s’enroula autour de la tête de Nobody et l’empêcha de voir venir le coup de genou qui le frappa en plein front.  Les lunettes à infrarouge amortirent le choc cependant et il eut le réflexe de tendre les bras au hasard qui se refermèrent sur une jambe.

-   Salud! Santé! Prost! Slainte! déclama-t-il avec à-propos.

    Déséquilibré, le saboteur trébucha entre mâchoires et tampons.  Il fut décapité par une traverse saillante.  Au même moment, Nobody sentit des mains le hisser sur le plancher du tambour.

    Il reconnut la Stepa aux muscles de fer.  Elle avait peut-être plus de cinquante ans et, pourtant, son corps obéissait sans rechigner à ce traitement débile.

-   Qu’est-ce que c’est ce manteau qui m’a aveuglé?  Mais, tu as vu, Stepa, c’est…

-   Oui, Johan, c’est une soutane de bonne sœur.  C’étaient nos deux septuagénaires inoffensives, m’avait-il semblé, qui étaient à craindre et non le militaire et l’étudiant.

-   Comment peut-on faire ce numéro à soixante-dix ans? Demanda Nobody en pointant le menton vers les mâchoires.

-   L’arme silencieuse agit sur le cerveau et transforme les anges en prédateurs, les corps faible en robots blindés.  Il n’y a pas que les stéroïdes pour un effet-bœuf.

Tu as vu ce qu’elle faisait en bas?

    Nobody se rappela alors de sa théorie des super-oxydants.

-   Il faut arrêter le train, vite! Cria-t-i.  Si c’est ce que je crois, l’essieu va nous lâcher…

    Nobody replongea vers les mâchoires entre les wagons tandis que Tanya Zimbhiev se précipitait déjà sur la manette des freins.  Le train lancé à toute vitesse fut secoué dans toutes ses membrures et se mit à ralentir.  Comme l’effet de l’oxydant était très rapide, l’essieu se sectionna sous le choc.  Le wagon devant eux quitta les rails emportant avec lui la locomotive jusqu’au fond de l’abime de l’Oural dans un bruit effrayant de tôles froissées.

-   Si les mâchoires ne s’étaient découplées, on était tous morts, constata Stepa alors que leur wagon s’arrêta docilement en portant encore sur ses roues.

-   Dis plutôt, «heureusement que j’ai actionné le mécanisme de dételage juste à temps», expliqua Nobody, en remontant une deuxième fois sur la plate-forme du tambour.  Sinon on aurait suive la loco jusqu’au trente-sixième dessous.

*

**

    Le jet privé du chef de la police pour la Sibérie cueillit Nobody et Stepa à Ekateterinbourg pour les mener à sa résidence somptueuse de briques ocre, les mêmes que la cathédrale Alexandre Nevsky, au sud de Novossibirsk sur les bords de l’Ob.

    Le temps filait désespérément vite.  Tanya Zhimbiev avait obtenu qu’on déclare l’état d’urgence.  Son père avait prévu que l’attaque se produirait dans quelques heures.  Quand on sait que la Sibérie a quatre heures d’avance sur Moscou et huit à l’heure de Greenwich, la catastrophe pouvait déjà être en train de ce déclenché.

-   Nous avons investi tous les centres scientifiques possédant des radars comme vous l’avez demandé, commença le mandarin du ministère de l’Intérieur à l’arrivée de Nobody et Stepa.  Tout est en ordre.  Il faut pourtant les trouver.  Ai ces scélérats auraient sacrifié un train rempli de voyageurs, ils n’hésiteront pas à déverser leurs rayons électromagnétiques sur n’importe quelle ville du monde.

    L’homme grand aux joues creuses et aux tempes grises sur des cheveux aile de corbeau avait la coutume de commander et de prendre des décisions rapides.

-   On pense surtout à des endroits où le professeur Alexi Zhimbiev aurait pu travailler dans le passé, précisa Stepa en refusant une cigarette turque.

-   Des boîtes appartenant à des intérêts privés, ajouta Nobody, excité par l’action des dernières heures.

    Le fonctionnaire parut contrarié.

-   Nous n’avons plus qu’à rejoindre des installations désaffectées ou supposées l’être dans le nord.  Des hélicos de troupes convergent sur ce point en ce moment même.  Si vous voulez bien me suivre dans ma salle de contrôle personnelle, nous aurons le plaisir d’assister à une opération sans bavure.

-   Ces gens ont un arsenal démonique, ils vont réagir, prévint Stepa en descendant les marches de marbre menant aux sous-sols de la villa.

    La réponse du chef lui fit l’effet d’un mauvais présage :

-   Vous parlez de… terroristes…  Franchement, je ne crois pas qu’ils soient de taille avec la police et l’armée.

-   Si vous aviez été sur la montagne du Québec, insista Nobody avec sa rage habituelle, vous craindriez que vos troupes se retournent contre vous au contact de la bombe silencieuse.

    L’autre ne fut pas impressionné.  Les décideurs devaient être comme lui avant Pearl Harbour et avant l’invasion de l’Afghanistan.

    Dans une grande pièce ultramoderne climatisée, la Russe et l’Anglais furent surpris de dénombrer plusieurs civils en jeans et tee-shirt.

-   Là, sur cet écran, vous voyez les soucoupes du centre abandonné.  On devrait bientôt voir apparaître les hélicos.

-   Vous avez bien dit que les lieux étaient déserts? fit Stepa.  Voyez, une Range Rover et, près de la grille, des gardes armés.  Je crois qu’on a découvert nos terroristes.  Étrange qu’ils se laissent filmer aussi facilement...

    En disant cela, Stepa indiquait un autre moniteur télé où apparaissaient des rangées de bureaux occupés par des techniciens à la façon du Mission Control de la NASA à Houston.  Devant ces derniers, un écran occupant tout le mur ne surveillait cependant pas le vol de Soyouz comme il devait l’avoir fait par le passé.

-   Mais c’est une vue de Trafalgar Square, remarqua Nobody.  Ces gens épient Londres où ça doit être l’heure de pointe matinale.  Voilà donc la première cible de l’arme psychotronique.  Zhimbiev avait raison.

-   Da, confirma Stepa sans se réjouir.  Regardez sous les images de Londres une minuterie égrène les secondes : 00 :23 :37, 00 :23 :36.  Il resterait à peine une vingtaine de minutes avant l’attaque?

-   Les hélicos M1-172 arrivent dans, voyons près de trois minutes, les rassura l’homme maigre.

    Pendant cinq minutes, Nobody et Stepa eurent beau fixer l’horizon au-delà des soucoupes alignées comme celle de la recherche extra terrestre (SETI) au Nouveau-Mexique, pas de mouches dans le ciel annonçant la fin du cauchemar.

    Ils attendirent encore cinq minutes avant de marquer des signes d’inquiétude.

-   Treize minutes avant l’attaque sur Londres et pas de cavalerie à la rescousse, grogna Nobody en frappant la console du poing fermé.

-   Il n’y en aura pas, n’est-ce pas, Monsieur Raspoutine? lâcha Stepa.

    Leur hôte, Vasili Raspoutine, esquissa le sourire du chat devant la souris.

-   Il n’y an aura pas, en effet, puisque ce sont mes fidèles qui opèrent les faisceaux d’EM devant frapper Londres après leur réverbération sur la couche d’ozone.  Vous venez de réaliser cela, agent Romanov?

-   Des caméras dans un centre désaffecté, ça m’a paru louche.

    Sur l’invitation de Raspoutine, des techniciens portant des semi-automatiques avaient entouré Nobody et Stepa.

-   Vous allez être aux premières loges pour assister à mon triomphe.  Bientôt les braves Londoniens vont s’entretuer dans la rue.  Tout ça fait shocking!  Puis sans qu’on sache ce qui se passe, ce sera le tour de Washington et de Paris.

-   Pourquoi? crièrent en chœur les deux prisonniers du traître de la MVD.

-   Trop d’humiliations dans la vie d’un patriote.  La chute de l’Empire soviétique, l’éclatement de l’État, la dispersion du KGB.  Plusieurs des anciens chefs ont offert leur fortune pour laver cet affront, pour faire trembler le monde comme aux temps de la prolifération nucléaire.

-   Qui sont ces anciens chefs? demanda Stepa.

-   Kharlamov à Moscou et Zult à Sofia.  Je puis vous le dire puisque vous ne sortirez pas d’ici vivants.  Ces lieux sont minés.  On pensera à une attaque terroriste.  On me retrouvera moi-même, gisant blessé…

    Raspoutine fit un signe et un de ses adjoints le mit en joue.  La belle traversa le gras de la cuisse.  Le chef grimaça en se courbant sous la douleur.

-   Vous voyez que le scénario est déjà écrit.  Plus que six minutes à l’horloge.

-   Vous auriez pu vous éviter ce désagrément à la jambe, crâna Stepa en désignant l’écran où venaient de surgir des MI-172 avec leurs tourelles de missiles Titan à multi-senseurs.

-   Enfin la cavalerie, souffla Nobody.

-   Comment? Je n’ai pas envoyé de troupes gouvernementales? fit Raspoutine.

-   Vous l’avez fait sans le savoir.  J’étais munie d’un émetteur sous ma camisole.  Dès que vous avez mentionné ce centre désaffecté et nommé les chefs de la machination, Tanya et vos supérieurs de Moscou ont dépêché la MVD locale.

-   Comment avez-vous…? cracha Raspoutine auquel un groupe de soldats descendus au sous-sol passaient les menottes, à lui et à ses acolytes.

-   La deuxième religieuse du train.  Celle qui est rentrée au couvent de Perm croyant que sa consœur avait liquidé tout le Trans-sib.  Elle a été suivie sur nos recommandations expresses.  Ce faux lieu de retraite a livré des tonnes d’infos dont une adresse, la vôtre.

-   Plus qu’une minute, cria Raspoutine.  Même les missiles Titan air-sol n’atteindront pas le centre névralgique sous la terre.

-   Pas besoin

    Les têtes chercheuses ne détruisirent rien.  Elles libérèrent plutôt d’étranges objets qui furent projetés sur les transformateurs d’une centrale électrique.

-   Des bobines de fibres de carbone, expliqua Stepa.   Quand ça tombe sur les éléments électriques, elles court-circuitent de façon majeure…

-   Rigolo, non, que c’est ce qu’on a fait au couvent de Perm pour ne pas qu’on vous prévienne, ici, compléta Nobody.  Oh oui!, J’oubliais: des rayons EM ont aussi paralysé leurs communications téléphoniques, des super-oxydants détruit antennes, immobilisé voitures et moto qu’une sœur allait enfourcher.

Elizabeth DeGuire 19.06.2014 13:40

C'est une idée fantastique de mettre en ligne ce livre

Yves Laliberté 19.06.2014 21:48

Je vous remercie de votre commentaire.Il est très apprécié, je me demandais justement si les gens aimeraient.Dans l’avenir, il y a possibilité de feuilletons.

Commentaires

05.08 | 00:29

Bonjour à vous, Merci de votre commentaire. De plus,j'aimerais vous d...

04.08 | 14:36

Publié en format papier et en numérique, LE SECRET DE DIEU n'est pas encor...

25.07 | 23:49

Bonjour monsieur Laliberté, vos livres les avez-vous en audio?

12.06 | 20:21

J'ai fini "Tutti Footsie" et je dis: WOW ! Un polar aussi trépidant qu'un volum...